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Docteur en mathématiques appliquées, Edith Heurgon a exercé diverses fonctions à la RATP de 1968 à 2005 dans les domaines de la recherche, de la prospective de la stratégie, du développement territorial. Elle a contribué au rapport « Prospective, débat, décision publique » que Jean-Paul Bailly, alors président de la RATP, a réalisé pour le Conseil économique et social, en 1998.
Après sa retraite, elle a exercé des fonctions de conseillère en prospective à la Poste, à l’INRA et dans diverses collectivités territoriales. Sa dernière publication est « Tous volontaires au monde, jardiniers du bien commun. Un récit à deux voix de prospective du présent », avec Alain Raymond (Hermann éditeurs, 2019). Parallèlement, elle a assuré la co-direction du Centre culturel international de Cerisy (Manche) où, poursuivant une aventure culturelle familiale initiée en 1910 à Pontigny), se sont tenus, depuis 1952, plus de 800 colloques qui ont donné lieu à plus de 600 ouvrages.
Isabelle Laudier, Responsable de l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts, et partenaire du Cercle des partenaires de Cerisy, où elle a co-dirigé en 2018 le colloque Prospective et co-construction des territoires (Hermann éditeurs 2020), l’a interrogée pour nous éclairer sur cette « prospective du présent » dont elle est l’une des principales figures.
Elisabeth Heurgon : La prospective est une démarche de connaissance pour l’action qui se nourrit de la recherche et de l’action pour aiguiser sa fonction critique et construire des visions d’avenir, ce en quoi elle se distingue de la recherche qui se limite parfois à la fonction critique. La prospective a connu un âge d’or en France pendant la période de la reconstruction, de même que l’aménagement du territoire. Il existe diverses écoles de prospective que nous avons essayé de faire dialoguer à Cerisy de 1999 à 2003 par une série de rencontres publiées aux éditions de L’Aube1.
La prospective « experte » élabore des scénarios par extrapolation de tendances lourdes et repérage de signaux faibles pour élaborer des futurs possibles : des « futuribles »2. La prospective territoriale s’est développée à partir des lois de décentralisation et des diverses lois de développement des territoires ; prospective partagée, elle a progressivement associé un nombre croissant d’acteurs jusqu’à la société civile et les citoyens. On peut citer encore la démarche Prospective 2100 initiée par Thierry Gaudin, réflexion quasiment anthropologique qui tente de dégager des transformations sur des périodes de 40 ans. Mais aussi le « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy qui défend l’idée qu’il faut imaginer le pire pour qu’il n’arrive pas. Enfin la prospective du présent, à l’élaboration et à la mise en œuvre de laquelle j’ai largement contribué depuis la fin des années 90.
E.H. : Cette démarche tire son origine du rapport « Prospective, débat, décision publique » réalisé par Jean-Paul Bailly pour le Conseil économique et social en 1998. Celui-ci dresse le constat d’un monde en profonde mutation soumis à un double désajustement : d’une part, celui des différents niveaux du système de décision (local, national, européen, mondial) ; d’autre part, dans un nouveau contexte sociétal, le décalage accru entre la société civile et les institutions. Là où les institutions restent figées dans des fonctionnements rigides et un système de décision mécaniste qui ne leur permettent plus de comprendre l’évolution de la société, la société civile se révèle pleine de vitalité, multiplie les initiatives citoyennes face aux problèmes qu’elle rencontre localement, et fourmille d’innovations locales.
Contrairement à la prospective experte qui, face à un avenir incertain, élabore des scénarios de futurs relativement étroits laissant peu de marge aux acteurs, la prospective du présent est une démarche d’apprentissage d’une pensée complexe dans un monde incertain. Lecture aiguë du présent, elle met le débat au cœur de la relation entre prospective et décision.
« La prospective du présent vise à développer une intelligence collective des situations, partagée par tous les acteurs concernés, susceptible de déboucher sur un « agir ensemble » tout au long des processus de décision »
E.H. : Selon Blaise Pascal, « le présent est le seul temps qui soit véritablement à nous ». Il est à entendre ici comme présent duratif, s’oppose à l’instant, à la tyrannie de l’urgence, restaure le moment et, au-delà, le projet et le processus. Selon Jean Chesneaux3, il permet de « renouer, dans le respect de la durée, un dialogue interactif entre le présent agissant, le passé comme expérience et l’avenir comme horizon de responsabilité ».
La prospective du présent intègre donc le passé comme héritage. Pierre Rosanvallon affirme que le passé est « un répertoire de possibles avortés, un laboratoire d’expériences invitant à penser des inaboutissements, des retournements, des tâtonnements ». La prospective du présent ne prétend pas prévoir l’avenir. Son principal objectif est de développer une intelligence collective des situations à l’aide d’une démarche faite d’observation, d’enquête, de conceptualisation, de débat, apte à mettre en mouvement les acteurs. Elle opère au présent - temps de l’initiative, selon Paul Ricoeur - pour percevoir ce qui est déjà du futur dans le présent et qui nous échappe faute de disposer des bonnes lunettes.
D’où le terme « Demain est déjà là »4. La prospective du présent ne s’exerce pas amont de la décision, c’est un processus continu d’apprentissage, d’écoute, de réflexion qui, à partir des signaux faibles, imagine des futurs souhaitables plus ouverts que les seuls futurs possibles. C’est une démarche à caractère politique dans la mesure où on se propose de rendre possibles ces futurs souhaitables.
E.H. : Dans « Agir dans un monde incertain »5, Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe opposent recherche confinée et recherche en plein air. Cette ouverture part du principe que la recherche n’est pas réservée aux seuls chercheurs mais que toutes les personnes concernées peuvent y participer (ce qui met en cause le principe de la neutralité scientifique). De même peut-on dire que la prospective du présent se pratique en plein air.
Nécessairement pluridisciplinaire, elle fait débattre les chercheurs en sciences sociales avec les acteurs de l’entreprise, des territoires, au plus près des citoyens. A cet égard, sa visée est sociétale. Elle part d’un diagnostic partagé du mouvement construit dans le cadre d’un espace public de débat associant l’ensemble des acteurs concernés par la question posée. Elle s’apparente certes à une démarche participative, mais y joint un effort de recherche et de renouvellement conceptuel.
L’intelligence collective des situations repose sur l’articulation de trois types de savoirs : les connaissances scientifiques, les savoirs professionnels et profanes, les expériences sensibles voire les expériences artistiques. Ces dernières convoquent d’autres modes d’appréhension du réel qui font écho à l’inventivité des citoyens.
E.H. : Le principe d’optimisme méthodologique part de l’hypothèse que, dans des situations difficiles, on peut transformer les menaces en opportunités. Les acteurs peuvent s’en saisir pour dépasser des tensions a priori insurmontables dès lors que, selon des processus d’apprentissage, ils sont capables d’inverser les logiques de raisonnement qui obstruent la réflexion pour envisager des solutions alternatives. La prospective du présent opère sur la base d’un diagnostic critique qui, au-delà de la mise en évidence des dysfonctionnements, porte attention à ce qui fonctionne bien (et qu’on ne voit plus, comme les trains qui arrivent à l’heure).
Avant tout, la prospective du présent est un lieu de questionnement et de dialogue, qui porte davantage attention à la formulation des problèmes qu’aux réponses. Woody Allen disait : « Voici les réponses, mais quelles sont les questions ? »
« La prospective consiste d’abord, plus qu’à trouver des solutions à des problèmes mal formulés, à poser les bonnes questions »
Face au diagnostic du mouvement, la prospective du présent cherche à inverser la logique en se posant des questions sous la forme : ET SI ? ou JUSQU’OÙ NE PAS ?
Donnons un exemple. Les études sur l’insécurité dans le métro et les bus conduites avec le laboratoire du CADIS-EHESS (dirigé alors par Michel Wieviorka) dans les années 1990 ont permis de poser le diagnostic suivant : l’insécurité est une coproduction entre, d’une part, des jeunes aux comportements inciviques et, d’autre part, la RATP qui manifeste certains dysfonctionnements (retards, incidents…). Le Comité exécutif de la RATP, auquel nous avions présenté les résultats, a été fort surpris et nous a suggéré d’exposer nos travaux aux agents, machinistes et syndicalistes. Tous nous ont répondu savoir déjà tout cela. Un chercheur a alors passé trois mois dans un dépôt de bus pour dialoguer avec les agents et observer leurs pratiques. C’est ainsi qu’il a repéré plusieurs initiatives dont une ligne de bus qui, pour améliorer les relations entre les usagers et les agents, avait lancé une campagne de communication baptisée « Respect ». Partant de ce constat, nous avons inversé la logique. Puisque nous étions capables de produire tous ensemble de l’insécurité, pourquoi ne co-produirions-nous pas de la sécurité ?
D’où un optimisme méthodologique qui n’est pas naïf, mais qui stimule une ouverture de la pensée.
E.H. : D’abord, il faut distinguer prospective et stratégie. Ce sont des démarches complémentaires mais différentes. La prospective est un espace de liberté, une capacité à comprendre, à expérimenter, ouverte à des apports culturels et artistiques. Elle favorise le croisement des disciplines et le brassage des acteurs, essentiel pour appréhender les mutations. La stratégie est nécessairement plus finalisée et met en scène des acteurs aux intérêts parfois divergents.
L’apport de la prospective aux territoires est sa capacité à formuler de bonnes questions, à faire travailler des acteurs différents ensemble pour prendre un recul suffisant et stimuler leur mise en mouvement en élargissant leur horizon. C’est en outre une démarche qui suscite un certain optimisme même en situation difficile.
La question vive est alors elle du changement d’échelle et de la montée en généralité. A cet égard, des avancées conceptuelles sont utiles, comment peut l’être la notion de translocalisme proposée par Hervé Defalvard à Cerisy dans les trois colloques sur Le(s) commun(s)6.
E.H. : L’évaluation est difficile et ne peut être que tardive. Selon Jean-Paul Bailly, la prospective murit dans les esprits des gens et se transmet lorsqu’ils se trouvent en situation de mettre en œuvre ses résultats. Elle se joue ainsi à l’échelle des personnes qui ont élargi leur environnement de pensée et qui, face aux situations auxquelles elles sont confrontées, peuvent proposer des solutions innovantes. Elle se joue aussi au sein de collectifs d’acteurs qui, dans le cadre d’un « groupe de prospective », ont construit des capacités de pensée et d’action aptes à transformer une tension en opportunité de développement. C’est ce que j’ai appelé « la construction d’un héros collectif de proximité » (en travaillant dans certains territoires sur la politique de la ville).
Face à l’urgence écologique et à l’accélération numérique, c’est au niveau des territoires que la prospective se révèle la plus féconde pour renouveler des systèmes de pensée inadaptés et permettre, à partir des initiatives du terrain, d’inventer des configurations nouvelles. Mais il y a deux risques : celui que la démarche prospective se limite à une stratégie de communication ; celui que le calendrier électoral vienne interrompre une démarche féconde par souci des nouveaux élus de rompre avec l’action de leurs prédécesseurs.
E.H. : La prospective du présent, qui se focalise sur les signaux faibles, les inventions microscopiques, les transformations silencieuses (pour reprendre les termes de François Jullien7, ne vise pas à prévoir les ruptures. Cela dit, une accumulation de signaux faibles peuvent annoncer des menaces sur des écosystèmes qui mettent en danger les acteurs de certains territoires ou de la planète… Mais en période de crise, ce n’est pas le moment de lancer des prospectives, c’est celui du recueil des résultats dont on dispose pour assurer la prise de conscience des acteurs et accroître leur pouvoir d’agir.
Aujourd’hui, avec la pandémie de la Covid 19, on voit apparaître des initiatives citoyennes, des attitudes d’engagement solidaire, de la part des personnes, des entreprises et des territoires. Le problème crucial est alors d’être à la hauteur des défis du monde en combinant apports prospectifs et capacité à décider dans l’urgence.
Le philosophe allemand, Hartmut Rosa, qui a beaucoup travaillé sur l’accélération8, affirme dans un article dans Analyse Opinion Critique que le coronavirus est une expérience impressionnante d’auto-efficacité collective : « C’est extraordinaire, la rupture est là. En un mois, on a réussi à interrompre un processus d’accélération engagé il y a 200 ans, et ce n’est pas le coronavirus qui l’a fait, mais nous qui l’avons décidé. » Cela montre selon lui que nous avons une capacité d’agir telle que, en un mois nous avons fait ce que nous n’avons jamais su faire jusqu’ici. Selon lui, il faudrait que nous puissions réutiliser cette force pour affronter la crise climatique. Le grand problème est alors de saisir cette brèche qui s’ouvre à nous pour ne pas faire que le monde d’après soit pire que le monde d’hier. Quel est l’acteur collectif qu’il faut construire pour être capable de procéder ainsi ? Il existe une conscience mondiale de la société civile citoyenne, dotée d’une expertise citoyenne, avec un fort investissement des plus jeunes, mais il faut qu’un acteur collectif s’en saisisse et lui donne une portée planétaire.
E.H. : Les colloques de Cerisy se distinguent des rencontres universitaires par leur durée et la qualité de l’accueil dans un château du XVIIe siècle, ce qui favorise les échanges approfondis entre chercheurs, enseignants, étudiants, artistes, écrivains, acteurs socio-économiques. Célèbres d’abord dans les domaines de la littérature et de la philosophie, ils ont abordé les questions scientifiques dès les années 70. Pendant toute la période où j’ai travaillé à la RATP, j’ai tenté une fructification croisée de mes deux activités, avec d’abord des thèmes sur la recherche opérationnelle, la décision, la systémique, les organisations. Puis à partir de 1982, alors que j’animais la recherche et la prospective, le séminaire Crise de l’Urbain/Futur de la Ville, co-dirigé par Jacques Le Goff et Marcel Roncayolo, a tenu deux colloques à Cerisy. Nous avions fait un pari sur les sciences sociales pour faire évoluer la culture technique de l’entreprise et mieux comprendre les relations entre les transports et les villes. Puis dans les années 1990-2000, on a traité des mobilités, des temporalités, des services, des lieux et des liens, des territoires sous tous leurs aspects….
A côté de la série de colloques cités ci-dessus sur la prospective proprement dite, à partir de 2005 ce sont les questions du développement durable, de l’écologie, des jardins, qui sont débattues en mobilisant à chaque fois la prospective du présent… Les colloques de Cerisy ne se contentent pas d’établir des bilans ; ils constituent en eux-mêmes des moments prospectifs permettant de faire bouger les lignes et d’ouvrir des espaces de co-construction innovante.
Photographe et urbaniste Benjamin Le Brun a été lauréat du "prix Cerisy" lors d'un concours photographique, organisé en 2018 par le collectif Point-Virgule, à l'occasion du colloque de Cerisy : "Nouveaux enjeux prospectifs des territoires et co-construction des stratégies ». Sa collaboration avec Cerisy s’est poursuivie depuis lors.
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<h3><strong>I.L. :</strong> Comment évaluez-vous l’impact que peut avoir une démarche prospective à l’échelle d’un territoire ?</h3>
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